Claudie Lenzi
Surprise, 2021
Les personnages de Dominique Coenen ne marchent pas. Ce sont des personnages troncs, qui, sans bras ni jambes, s'échelonnent dans une gangue en fusion. Les sculptures de Dominique Coenen sont des bustes en pied mais sans jambes pour les porter. Ils ne parlent pas non plus. Tout est silence dans les "groupes" créés par l'artiste ou, où des êtres anonymes, s'agglutinent à l'intérieur d'un tronc commun. Bustes malingres à la peau granuleuse qui leur donne l'apparence de corps dépouillés mais jamais décharnés. Protégés par la hauteur et enveloppés de leur maigreur, ils s'enracinent dans une seule souche. Pour une seule couche. Sans s'aimer. Simulacre d'un "vivre ensemble" ou chacun d'eux demeure captif de sa solitude, tels des sommes à additionner : seul + seul + seul = toujours solitude mais trois fois plus grande à supporter. Mutisme résigné, les cris sont réprimés dans des bouches où aucune parole n'est prononcée. Ils se sont tus car ils sont devenus sans âge.
Les personnages troncs de Dominique Coenen ont des têtes à l'expressivité commune et qui fleurissent en arborescence comme des bourgeons. Ou comme des oisillons en quête de becquée, soudés à un arbre duquel ils ne pourront pas s'échapper. Elles s'assemblent et se rassemblent, mais d'une ressemblance qui n'est pas celle qui permettait à Giacommetti de découvrir le monde extérieur. Là c'est davantage le monde intérieur de l'artiste qui nous est révélé, comme une douleur figurée et lente. Des têtes totems en oblique pour de vains sacrifices. Á quoi bon des yeux pour ne pas se voir ? Pourquoi des oreilles pour ne pas s'entendre ? Et aussi, "Pourquoi des têtes ? Tout le monde sait en faire !" disait André Breton, à propos des portraits de Giacometti. Sauf que, dans le travail de Dominique Coenen, il faut bien des têtes pour pouvoir compenser l'absence de membres et conserver une liberté de penser.
Graves et primitifs, les personnages de Dominique Coenen sont enracinés à jamais, poteaux d'arrivée d'une course à laquelle ils n'ont pas participé et le vide autour d'eux est comme un envoûtement où l'artiste les a figés. Si marcher c'est exister, se figer c'est attendre, c'est épier un devenir qui tarde à se mouvoir, et à se projeter vers un ailleurs qui fait peur. Tels les prisonniers des Enfers de Dante, ils sont encerclés de toute part par une terre tortueuse et rugueuse, au cœur d'une multitude de grains noirs et profonds qui les déchirent et les blessent souvent. Cicatrices ventrales en mal de verticalité où l'air passe et quelquefois trépasse pour condamner tout nombrilisme invétéré. Est-ce leur surface bosselée et ravinée qui les rend humains ? Ou est-ce les marques de pétrissage de la matière, les traces des mains, le stylet, les déchirures, toutes ces blessures que l'artiste inflige à sa sculpture ?
Encerclés, aussi, quelques fois par les tours de fils de fer, sans barbelés, mais qui les ligaturent sans cesse jusqu'à censurer la tentation d'un geste, si furtif soit-il. Plus les personnages s'élèvent pour se dégager de la gangue, plus le fil de métal qui les enserre à la base semble s'ouvrir pour permettre l'envol de cette chrysalide humaine. Mais quel envol sans bras ? Quelle marche sans les jambes ? Les personnages de Dominique Coenen sont érigés dans leur impossibilité, dans de fragiles postures émotionnelles. Ils sortent de terre, devant nous, étonnés, après des années d'un monde atomisé, comme des résurgences d'holocaustes en moyen formats aux couleurs terreuses. Ils attendent alors, dans cette gangue devenue chrysalide, une gestation secrète et invisible qui réactiverait, un jour, la mémoire de leurs membres oubliés.
Mue, 2019
Dominique Coenen est née en 1956 en Belgique. Elle est installée à Humbligny près de La Borne depuis 2017. Après des études de bases scientifiques, elle suit une formation de patine à l'ancienne sur meuble à l'atelier d'Arts Appliqués de Louvain-La-Neuve. Elle pratique cette technique pendant quelques années pour un décorateur. Elle suit également des cours aux Beaux Arts de Châtelet (Belgique). Dans le Var, elle participe aux ateliers de Dessin de J-P Torcolti. Elle participe à des stages de Sumi-e (technique japonnaise de dessin à l'encre) avec le peintre Alain Bonnefoit. En sculpture, elle est autodidacte.